Eric Cuppari ou l’instinct du mystère

André Parinaud avait qualifié Eric Cuppari de photographe du mystère. Personnage complexe et peu visible, il incarne en effet ce mystère tout autant que son œuvre.
Sa quête permanente est celle de la beauté et de son essence. Quoi de plus mystérieux, insondable et pourtant si évident que cette fascinante beauté quand elle s’offre à nous ?
On sent bien que cette quête est permanente. Son regard est tendu vers un monde sensible, un là-bas qu'il nous retranscrit dans ses visions sans pudeur, sans tabou, sans nous ménager non plus. Sa soif de découverte l’entraîne dans une série d’aventures intérieures – extérieures aux confins de la vie. Ici, tout peut être à la fois beau et effrayant, simple et complexe, réel et surnaturel.
Avec un style unique, il impose ses signatures de sensualité et de puissance sur des images denses, aux jeux de lumières sophistiqués, où les ombres ont souvent beaucoup à nous révéler.

La complexité de ce regard a vraisemblablement pris sa source dans la vie riche et aventureuse qu’il a toujours eue : né au Maroc, il grandit en France, sur la Riviera. A 20 ans, il part à New York. C’est là qu’il débute véritablement la photographie. Certes, il passe par la Parson’s School, mais c'est en autodidacte qu'il nourrit sa passion. Il traverse plusieurs fois les Etats-Unis, travaille à Los Angeles et à San Francisco. Sa carrière artistique démarre très vite. De ce premier long passage outre-Atlantique, il retient surtout que cette terre est un pôle du business, de la réalisation, des aventures. Ici, les gens ont un esprit ouvert, non lesté par le poids parfois terrible de l’histoire.
Mais, à ses yeux, c’est en Europe qu’est le pôle de la création. Il repart et ses pas le conduisent en Espagne, au Maroc à nouveau, en Belgique, en Suisse et à Paris.

Son travail est un savant mélange d’imprégnation de l’air du temps et de technique. Aujourd’hui, alors que la technologie a explosé avec l’ère numérique, peu de photographes cumulent, comme lui, une aussi grande force créative et une technique aussi pointue – dans la maîtrise de la lumière, des techniques anciennes et nouvelles, en production ou post production. Les procédés anciens, prestigieux (dont certains ont disparu ou presque) sont ses domaines de prédilection. Si le message est important – puisqu’il s’agit pour lui d’un « témoignage à léguer aux autres » – la conservation de celui-ci est cruciale.

Cependant, s’il est photographe avant tout, il travaille son œuvre comme un peintre.
Son fameux fond noir, où les corps baignent dans une chaude lumière particulière et complexe, est un vibrant hommage aux peintres du clair obscur. Dans la série des Rêves, les parties de corps ou d’architecture sont morcelées et deviennent un simple matériau de construction : l’image est alors travaillée comme un montage. La série Mystère présente, elle, un noir et blanc contrasté, mais avec toute la subtilité des traits et des nuances qu’offrirait un dessin au fusain. Dans la série Impressionnistes, les flous restituent le décor et la couleur tel un tableau que le peintre aurait travaillé au couteau.
On sent d’ailleurs dans ses images l’importance qu’il donne à la matière : douceur ou rugosité, grain de peau, grain de la pellicule, grain de l’image. Il utilise la lumière comme un pinceau pour façonner la matière et la retranscrire.

Toutefois, ses influences picturales ne se bornent pas à l’inspiration esthétique. Elles se décèlent aussi dans sa façon d’aborder son art.
La composition est primordiale dans toute son œuvre. La recherche de l’équilibre y est permanente : dans l’harmonie, dans les couleurs ou les nuances, dans l’espace. Il recherche l’accord du corps ou du sujet, de la lumière, de la forme.
Comme Picasso, il s’est appliqué à maîtriser la technique pour ensuite l’oublier, laisser le geste libre. C’est ainsi qu’est transcendée la technique.
Et en effet, lorsqu’il photographie, il lâche prise sur les événements pour capter l’essence de l’instant. D’ailleurs, il nous offre là un très joli paradoxe : la photographie est un moment capté à un instant T, comme figé ; mais tout le travail d’Eric Cuppari est vie et mouvement.

Attentif à la vie, il fait un effet miroir sur tous ses sujets pour en sortir, selon, le pire ou le meilleur. Son regard, en tout cas, n’est jamais tiède.
Sa philosophie du monde et de la nature en est un bel exemple. Sans jugement, il comprend que l’humain est un prédateur, qui a oublié que le monde est régi par des lois naturelles : la vie, la mort, le sexe, l’instinct de conservation, le respect des chefs et des anciens, des clans, la lutte pour le territoire. La nature ne connaît ni les sentiments ni les morales. Elle n’est ni juste, ni injuste. Elle est l’équilibre de forces qui cohabitent avec rage ou harmonie. Dans ce contexte, les tabous n’ont plus leur place. Les images sont belles par nature, quelle que soit la morale de celui qui les regarde. La mort, la violence, la puissance font partie intégrante de notre monde, tout comme la douceur, la quiétude ou le rêve et donnent accès à des émotions intenses, tout simplement naturelles.

Cette simplicité naturelle nous met en déroute. Nous nous perdons dans ces courbes, ces tracés, ces dunes. Autant de paysages à la fois si familiers et pourtant si lointains. Le regard d’Eric Cuppari nous entraîne vers des instincts naturels, une profondeur et un grand mysticisme que nous avons perdus. Est-ce pour cela que de simples corps féminins semblent réinventés ?
Forme féminine sacrée, le nu est en tout cas un pilier de sa très grande collection. Devant les nus féminins d’Eric Cuppari, Parinaud faisait d’ailleurs référence à Platon : le vivant est un corps animé, puisque doté d’une âme ; captant l’instant, Eric Cuppari révèle comme personne le contexte, l’ambiance, l’émotion et l’âme de son sujet.

Son regard s’intensifie dans le noir, qui parle d’absolu, de profondeur et de métamorphose. Dans le noir, le corps est sacralisé. Tout autour de lui, dans les contours, les tracés sont à peine suggérés. Les ombres douces ou fortes ramènent à la fragilité de la peau, de la vie.

Pour nous, spectateurs, la réponse émotionnelle est toujours intense. Cette fois, c’est sur nous que se joue l’effet miroir du photographe : ses images nous permettent de retrouver le charnel, la vie, le désir. Il nous faut d’abord traverser ce désir pour aller vers le sacré.
Car le but d’Eric Cuppari n’est ni d’émoustiller, ni de faire rêver. Son objectif est de provoquer une émotion esthétique, qu’on le veuille ou non, agréable ou déstabilisante. Comme pour réveiller notre instinct primaire.
Les formes évoquées et retranscrites demandent que nous les suivions. Lorsque nous sommes perdus en elles, loin de la raison, nous pouvons alors recomposer mentalement nos compréhensions, au gré de notre désir, de nos fantasmes ou de nos peurs.
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